29 septembre 2022 4 29 /09 /septembre /2022 18:08

Ci-dessous le texte intégral - sans les topos détaillés - de l’article paru dans le numéro 48 de Ski Rando Magazine :


Vous passez pour un.e original.e le lundi matin autour de la machine à café ? Vos collègues vous accusent de faire de rimer ski avec taxidermie, et de dépecer des phoques pour coller leurs peaux sous vos planches ? Ils ne comprennent pas vos pulsions masochistes à ignorer les remontées mécanisées pour mieux maltraiter vos jambes et poumons, tout ça pour divaguer à plus d’une heure de marche et d’un km de la civilisation, à la merci donc des loups, des ours… et des amendes ? Ils se gaussent de votre préférence pour le silence du vent et des chocards par rapport à l’aboiement du heavy metal dans la cabine de téléphérique ? Histoire de parfaire votre image de misanthrope inconscient et de plomber votre bilan carbone au kérosène, emmenez maintenant vos skis et vos peaux de phoques dans les couloirs du centre de la Turquie, droit dans la gueule des loups gris. Après un tel voyage, votre santé mentale ne sera même plus à débattre dans votre entourage, et votre psy pourrait décider de confisquer votre collection de scalps de pinnipèdes et de vous envoyer en camp de rééducation à Courchevel pendant les vacances scolaires de février ! 
Trêve de clichés, si vous aimez l’aventure autant que le confort, vous devriez au plus tôt inscrire à votre agenda un séjour de « kayak » (ski en Turc) dans l’Aladaglar, un petit paradis du ski de couloir, assez sauvage pour y faire les premières traces, mais pas assez pour ne pas vous offrir un hébergement douillet et connecté après ! Soyez rassuré.e.s, vous pourrez donc continuer le soir d’envoyer des selfies sur le parking, de « liker » des inconnus et de regarder des vidéos de chatons sur votre ordiphone. C’est de l’aventure… aux heures de bureau, toutes les courses pouvant se faire à la journée pour un skieur pas forcément fort comme un Turc mais suffisamment entraîné. 
La chaîne des Taurus sépare l’immense haut-plateau Anatolien de la Méditerranée au sud et s’élève jusqu’à près de 3800 m dans l’Aladaglar (« montagnes du milieu ») entre les villes de Kayseri et d'Adana. Ce massif de l’Aladaglar prend une allure très alpine avec ses grandes parois de calcaire fauve striées de couloirs, un morceau de Cerces ou de Haute-Ubaye made in Turkey, mais en version XXL (la face sud-ouest -rocheuse- du Demirkazik affiche plus de 1500 mètres de haut au compteur), le tout avec en piment sur le kebab l'exotisme des chants des muezzins qui remontent des minarets des villages environnants vers les sommets. 
Ce massif est sans doute devenu la destination de ski de randonnée Turque la plus populaire depuis l’Europe, à juste titre puisqu’on y trouve l'un des meilleurs compromis possibles entre exotisme et facilité d'accès, beauté des montagnes et facilité logistique : de nombreux vols bon marché depuis la France avec une seule correspondance, des montagnes calcaires tout bonnement majeures et des hébergements et restaurants à prix plus que doux. Même si depuis Erdogan le pays se clive de plus en plus entre laïques et islamistes, kurdes et nationalistes, l'accueil et la gentillesse turcs n'ont pas changé : on ne trouve partout que sourires et prévenance, qui se transforment vite en curiosité et invitations au tchaï (thé en turc).   
Au-delà des sommets et itinéraires « classiques » (ce mot revêtant ici un sens évidemment différent que dans les Alpes…) sporadiquement parcourus par des occidentaux en goguette, on y trouve des couloirs exceptionnels par leur ampleur et leur beauté, des coups de sabre dans le calcaire qui font frétiller les spatules dès que le regard se pose sur leur string blanc tendu entre les falaises fauves.
Je décrirai ici une sélection toute personnelle, du sud vers le nord du massif, de couloirs que j’ai parcourus une voire même deux fois entre 2012 et 2017, au cours de… trois voyages à skis différents ! Nulle addiction aux loukoums ou aux kebabs de mon côté, mais un plaisir toujours renouvelé d'explorer à skis l'une des plus belles montagnes calcaires que je connaisse, notamment pour son potentiel en couloirs.

Couloirs du Karanfil Dagi
Cette montagne massive isolée du reste du massif au sud offre un immense versant ouest, facilement accessible au-dessus de la route Pozanti Camardi. On y trouve une face raide de plusieurs kilomètres de long et 1500 mètres de haut, striée de couloirs orientés à l’ouest, le bonheur des skieurs lève-tard mais héliophiles. Qui plus est, l’approche est raide et directe depuis le haut des pistes carrossables dominant la route, loin des longues séances de ski nordique imposées par la topographie des fonds de vallée typés Ecrins du cœur de l’Aladaglar. Vous pourrez donc profiter les mollets et tympans encore frais de la douce mélopée des muezzins qui monte depuis les mosquées du fond de vallée quelques centaines de mètres sous vos spatules, un cauchemar pour les adeptes du « grand remplacement » mais un bonheur pour les adeptes de l’exotisme à skis !
Les itinéraires les plus évidents partent de la grande combe ouest, une large et longue rampe de décollage vers le lacis de couloirs sommitaux, dont je décrirai deux représentants, des lignes évidentes conduisant au sommet ou sur la crête sommitale.

Couloir ouest du Kizilin Baci
Comme pour les deux courses précédentes, c’est un couloir de « feignant » rapidement accessible, mais où petite approche rime (ou plutôt ne rime pas) avec grosse ambiance. On distingue bien depuis la route Camardi Pozanti cette entaille de neige dans la grande paroi de calcaire qui court versant ouest du Kizilinbaci au Cobankiri, au-dessus du village d’Elekgölü.
A l’inverse des itinéraires labyrinthiques du Karanfil Dagi, on parcourt ici un couloir encaissé de sa base à sa sortie, sans aucune tergiversation possible sur le choix de telle ou telle branche du couloir. Inutile donc d’envoyer le sang dans le cerveau, mieux vaudra plutôt le diriger vers les jambes dans ce long couloir dont la moitié supérieure se remontera qui plus est skis sur le sac. Les jambes tireront, le souffle se fera court, l’acide lactique saturera vos mollets… et la dopamine votre cerveau dans ce couloir superbement encaissé soutenu sur 500 mètres ! Le couloir ménage ses effets du bas en haut, alterne encaissements parfois très marqués, virages, sections relevées ou plus tranquilles, et offre donc à vos yeux ébaubis un décor varié mais toujours grandiose, dans la dualité montagnarde de l’homme infiniment petit dans la nature infiniment grande.
L’arrivée sur l’immense plateau sommital sera vécue autant comme un soulagement qu’une frustration, soulagement de pouvoir poser le sac et reposer les mollets, frustration que le spectacle s’arrête déjà, mais les pentes convexes du début de la descente puis la section étroite à près de 50° auront vite fait de vous faire oublier vos émois d’éternel insatisfait !


Couloir nord-ouest du Kayacik
A force de remonter vers le nord, on parvient maintenant au cœur du massif de l’Aladaglar, dans le vallon de Narpuz qui mène aux sommets centraux du massif. Pour autant, afin d’éviter de mes lecteurs (sus à l’écriture inclusive) un procès pour mise en danger de la peau de leurs pieds ou même une fatwa, j’ai encore sélectionné un couloir d’approche plutôt courte, le terme plutôt faisant référence tant à la variabilité de la longueur de l’approche suivant les conditions de déneigement de la piste d’accès qu’à la comparaison avec les courses évoquées ci-dessus… Nonobstant ces bémols, vous pourrez accéder rapidement à une ligne majeure de couloir, long, raide et encaissé comme il se doit ! Je n’ai pas sorti ce couloir lors de mon parcours en 2017, manque de temps et de neige, mais il semblerait d’après mes repérages qu’il débouche bien sur la crête faîtière. La première intégrale reste donc sans doute à décrocher, de quoi prétendre à vos 15 minutes de célébrité, sans même à avoir à croquer des araignées devant des caméras de télé-réalité.

Tour du Demirkazik
Vous vous rappellerez longtemps ce splendide tour du Demirkazik, exceptionnel par la variété et la beauté de son cadre, entre les parois crénelées de calcaire orange du couloir de montée (rappelant le tour des Veyres au-dessus de Ceillac pour les amateurs de Queyras sauvage...) et l'incroyable canyon de Cimbar, avec ses kilomètres de ski au fond d'une gorge parfois large de 3 mètres et haute de plusieurs centaines de mètres, l'occasion à ma connaissance unique de mélanger skis... et canyonisme. Cet itinéraire qui ne comprend qu’un très court couloir pourrait ne pas figurer dans cette sélection de couloirs, mais ses quelques pentes raides et surtout son esthétisme devraient vous convaincre du contraire.
C’est sans exagération l’un des plus beaux itinéraires que j’aie pu parcourir à skis dans mes 3 décennies de randonneur ; rien n’est à jeter dans cette succession longue et variée de passages d’anthologie. Un tel itinéraire en France verrait sans doute une fréquentation bien supérieure à celles des chourums du Dévoluy un dimanche de vacances scolaires et de beau temps, alors qu’ici au fin fond - au sens propre pour le canyon ! – de l’Anatolie, en temps d’Erdogan et de crise sanitaire, il serait surprenant que vous ne deviez pas traçer.


Couloir Hodgkin Peck au Demirkazik
Autant finir par ce couloir qui hante mes nuits depuis ce funeste jour de mars 2017 et son demi-tour sans même avoir atteint son pied ! Il figurait pourtant en tête de liste des objectifs du voyage, mais les conditions sèches de cette saison, le déneigement complet de l’approche sur éboulis plein sud jusqu’à plus de 2500 m ont eu facilement raison de nos velléités, alors que des couloirs orientés au nord nous tendaient leurs bras strings de neige sans le moindre portage ! C’est une ligne qui nous faisait de l’œil pour de bonnes raisons, un couloir raide et rectiligne sur près de 1000 mètres de dénivelée, sortant sur l’épaule du point culminant du massif, visible depuis la route à l’ouest. Pour autant cela reste un objectif sérieux, pas souvent skié (mais déjà notamment par le couple de Français qui a récemment skié le Nanga Parbat – sommet certes plus connu que le Demirkazik) ! L’approche est effectivement longue et parfois ingrate, mais n’oubliez pas qu’en montagne la saveur des choses se mesure aussi à leur difficulté, la beauté d’un même panorama s’appréciant par exemple différemment suivant qu’il s’accède en téléphérique ou deux jours d’ascensions techniques - reste de culture judéo-chrétienne ou d’élitisme montagnard ?


EN PRATIQUE

Période
L’enneigement de ces montagnes hautes et proches de la Méditerranée est généralement bon - mais peut s’avérer capricieux suivant les années. Il est judicieux de vérifier les conditions d’enneigement avant le départ sur le Web : recherche avec mots-clés sur Facebook ou moteur de recherche, webcam/rapports d’enneigement de stations de ski voisines (Ercyies Kayak), voire vues du satellite Sentinel (cf. ski rando magazine numéro 25 dossier « chassez la poudre » qui détaille des méthodes efficaces pour estimer les conditions de neige à distance).
La meilleure période s’étend sans doute de mi-février à mi-avril au plus tard, une fois les couloirs remplis et avant que le soleil ne brille trop fort dans ces montagnes situées à la latitude de la Sicile.
La hauteur du soleil a le tort d’accélérer la fonte, mais aussi le mérite de vite transformer la neige fraîche, votre cœur et vos skis balanceront le plus souvent entre poudreuse et moquette dans ces montagnes orientales et surtout méridionales. Ici on ne casse la croûte qu’en sortant son sandwich ! 


Formalités administratives
Comme pour tout voyage dans un étranger un tant soit peu exotique, encore plus en temps de restrictions de voyage inédites, il est recommandé de vérifier les conditions de voyage en Turquie sur le site « conseils aux voyageurs » https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/conseils-aux-voyageurs/conseils-par-pays-destination/turquie/#, qui vous informera du caractère obligatoire ou non de la moustache pour passer le poste de l’immigration Turque à l’arrivée.


Comment y aller
En avion pour Kayseri ou Adana, les deux grandes villes les plus proches du massif de l’Aladaglar, à environ 2 heures de route. En compagnie régulière Turkish Airlines et en « low cost » Fly Pegasus offrent par exemple de nombreux vols (avec correspondance à Istanbul) et de bonnes prestations. A noter que chez Fly Pegasus le transport d’une paire de skis coûte moins de 5 € par vol…


Se déplacer
Il est difficile voire impossible de rejoindre les points de départ en transports en commun. De nombreux loueurs de voiture sont basés sur les aéroports de Kayseri ou Adana, compter environ 200 € par semaine pour les « grands loueurs » internationaux, moins avec un loueur « local ». Si les grands axes routiers sont généralement en bon état, il convient de ne pas rouler trop vite sur les axes secondaires, tant vis-à-vis de l’état de la chaussée que du type de trafic (carrioles tractées par des ânes, piétons sans éclairage en pleine nuit…).

Budget
Suite aux tensions entre le régime Erdogan et les Etats-Unis de Trump et au coup d’état raté de juillet 2016, la livre Turque s’est effondrée (avec sa parité par rapport à l’euro divisée par 2 depuis 2016), et d’un pays déjà bon marché la Turquie est devenue une destination ultra-compétitive sur le marché des voyages (en tout cas pour les détenteurs de devises « fortes » comme l’euro). 
Compter 40€ par nuit pour une chambre double dans un hôtel de bon standing, 20 à 30€ par jour pour une location de voiture de gamme intermédiaire.


Hébergement
Au pied de l’Aladaglar, on trouve des hébergements à Cukurbag, chez le spécialiste du massif Recep Ince et sa femme https://www.aladaglarcamping.com/ ou à l’hôtel Sezer http://www.sezermotel.com/ un peu plus au sud sous le Karanfil.
Plus loin, des hôtels de bon standing à Nigde une heure de route à l’ouest, ou des complexes thermaux à Pozanti une heure de route au sud, de quoi bien délasser vos muscles endoloris, le tout à un prix défiant tout entendement vu la parité entre l’euro et la livre turque.
Attention, tous ces hébergements ne figurent pas sur Internet et ne peuvent pour certains pas se réserver en ligne.


En dehors du ski
Il serait dommage lors d'une journée de repos ou de mauvaises conditions de ne pas profiter du voyage pour aller en Cappadoce, à une heure et demi de route au nord, pour y découvrir les superbes formations géologiques de tuf multicolore creusé d'antiques églises troglodytes.


Matériel
Le ski de couloir tend plus vers le ski-alpinisme que vers le ski de randonnée au sens littéral, il faudra donc bien se munir de son passe…couloir à base de casque, crampons et piolet pour toutes les courses décrites ci-dessous.


Cartes
On est en Turquie, pays à la cartographie incomplète sinon confidentielle, et ici comme ailleurs, une solution réside dans open topo map et ses cartes – certes peu précises - disponibles sur le Web et/ou les vues satellites (par exemple sur Google Earth).


Bibliographie
En magazine papier Ski Rando Magazine numéro 22 pour la description de la haute route de l’Aladaglar. 
Sur Internet des topos de ski de randonnée du massif sur les sites www.skitour.fr et www.camptocamp.org 
En topo papier celui de Recep Ince : « comprehensive guide to Aladaglar »

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