Ci-dessous le texte de l'article paru dans le numéro 59 de Ski Rando Magazine, sans les topos :
https://www.skirandomag.com/numero59/
Beaucoup ne connaissent du sport que les manifestations, compétitions, fédération, émulation, ostentation, fanions, chronomètration et dossardisation. A l’école, à la télévision, à la radio, dans la presse, au café du commerce, à la machine à café, il n’y a de place que pour ce sport institutionnalisé, marketé, une déclinaison transpirante du capitalisme et de la course autant contre les autres que pour soi. La montagne, tant hivernale qu’estivale, semble alors se transformer en un gigantesque terrain de sports plus ou moins aseptisé où cet hubris vient s’exprimer. Il est pourtant des sports, plus ludiques qu’olympiques, où la recherche de la beauté prime sur la course à la performance, et où l’activité physique constitue plus un moyen qu’une fin. Comment mieux définir le ski de randonnée, littéralement la pratique de la balade (avec 2 planches aux pieds) sur neige, une activité qui consiste plus à parcourir un milieu exigeant mais éminemment esthétique qu’à lutter contre le chronomètre ? La montagne enneigée n’est alors plus un stade où l’on vient explorer les limites de son corps, mais un lieu d’exploration et la destination par elle-même où notre corps va nous emmener.
Dur à faire aval(is)er cette conception à votre beau-frère, pour qui sport signifie forcément compétition : vous n’avez pas de Rolex au poignet à 50 ans, pas de Mercedes au garage, pas de Berluti aux pieds, et pas même un classement dans la dernière course de ski, un loser archétypique décidément ! Votre beauf n’oubliera d’ailleurs de mentionner que s’il ne risque qu’une contredanse pour ne pas avoir respecté les itinéraires imposés en voiture, vous risquez votre peau pour persister à divaguer à votre rythme loin des pylônes des stations ou des fanions des courses, à la merci des plaques à vent traîtreusement cachées. Et oui, vous n’avez d’autre objectif que de faire de belles courses sans faire la course, vous immerger dans la nature hivernale, sans les oripeaux de l’anthropisation, dans la solitude, le calme et le silence de la montagne enneigée, là où votre regard d’homo sapiens attiré par le mouvement peut enfin cesser de papillonner pour mieux se fondre dans Pachamama.
Dans ce cas, pourquoi ne pas viser les alentours du lac de Serre-Ponçon, son soleil du Sud et sa ceinture de sommets qui dominent le bras nord-est de ce grand lac de basse altitude, dont la topographie échancrée peut faire penser à un fjord norvégien ?
Ce lac de barrage mis en eau en 1959 a noyé entre autres le village de Savines (reconstruit à l’identique à côté)… mais pas les sommets qui permettent de skier vue mer lac. C’est une mégabassine ou plutôt gigabassine (naturelle et non pas excavée) qui assure l’approvisionnement en eau du pays aval en saison sèche estivale - en tout cas tant que les glaciers des Ecrins existent et assurent un débit en l’absence d’épisode pluvieux – et le lissage des crues, comme récemment en mai 2018, décembre 2019 ou mars 2024. Ne voyez pas la main des lobbys productivistes agricoles derrière ma plume ou plutôt mon clavier, et inutile de venir installer votre tente 2 secondes dans le platane de mon jardin, cette analogie oiseuse a juste pour but de rappeler tout l’intérêt de ces lacs de retenue pour des régions au climat semi-aride telles que la Provence.
En complément de ses fonctions hydrologiques et énergétiques, le lac constitue également l’un des épicentres du tourisme estival dans les Alpes du sud, avec sa petite mer intérieure tournée vers les montagnes, bordée de plages et parcourue d’une armada de voiliers, dériveurs, wing truc et foil machin, du tourisme balnéaire qui vient fort opportunément suppléer au vecteur touristique du ski hors saison des sports d’hiver. Son remplissage estival, au plus près possible de sa cote d’exploitation optimale, devient d’ailleurs un marronnier chaque printemps.
C’est dans cette zone que le ski de randonnée prit son essor en France, plus précisément sur les pentes du Mont Guillaume, où le lieutenant Widman a voulu prouver à la fin du dix-neuvième-siècle la supériorité du ski sur la raquette pour les déplacements des troupes de montagne. Sa démonstration s’est basée sur un test, lui-même constituant le cobaye, et il effectuera son aller-retour de la gare d’Embrun au sommet du Mont Guillaume en 5 heures de montée puis 1h30 de descente avec des skis commandés de Suède. Cette première descente du 12 février 1897, déjà conforme à l’esprit des déplacements bas carbone par la force des choses (!), marquera comme il l’espérait le début de l’introduction des skis dans l’arsenal des troupes de montagne françaises. Si vous voulez aujourd’hui gagner le sommet du Mont Guillaume et sa chapelle, en hommage ou non à l’importateur du ski de randonnée en France, vous pouvez utiliser votre arsenal modernisé, avec des skis en bois ou non, suédois ou pas, mais ne manquez pas d’invoquer l’argument du réchauffement climatique en près de 130 ans pour justifier votre départ d’une altitude supérieure à celle de la gare d’Embrun à 870 mètres !
Difficile de retenir une unité géographique ou administrative pour les itinéraires décrits dans cet article, à cheval entre Alpes Hautes ou de Haute-Provence, Ubaye et Ecrins, massifs et départements, le seul critère retenu étant donc… la vue sur le lac depuis les sommets !
Les courses seront décrites par leur position géographique autour du lac, dans le sens des aiguilles d’une montre, du Piolit au Pouzenc en passant par le Mont Guillaume ou le Petit Parpaillon, autant de pentes dans lesquelles vos spatules pointeront vers le Grand Bleu… ou plutôt Petit Bleu si l’on veut plus d’objectivité.
Dans un Champsaur déjà bien connu des skieurs de randonnée, le Piolit constitue peut-être la course la plus classique : la proximité de Gap, une orientation nord favorable dans les Alpes du soleil, une longueur et difficulté rendant la course accessible au plus grand nombre, un terrain varié de la piste de ski nordique aux combes sommitales en passant par la forêt, font que la voie normale en face nord au départ de la station d’Ancelle voit des processions de skieurs les week-ends de beau temps.
Il est pourtant un autre chemin, guère plus difficile ou long - mais certes plus vite déneigé sous l’anticyclone : celui de la face sud-est au-dessus de Chorges, où l’expérience intime se rapprochera plus de la retraite que du pèlerinage. Ici en adret - comme en ubac dans la voie normale - vous trouverez pistes, mélézins et grandes pentes sommitales, mais ici comme pas ailleurs vous évoluerez avec le lac dans le rétroviseur à la montée et le masque à la descente, sur un versant tourné tout exprès vers le fjord. C’est une course panoramique s’il en est, où vous risquerez autant la fracture de rétine que l’entorse du genou !
C’est au-dessus de Réallon - l’autre station de ski alpin à taille humaine de cette extrémité méridionale du Champsaur – que se trouvent les Aiguilles de Chabrières, un flambeau de calcaire perché à moins d’une dizaine de kilomètres à vol de chocard du lac. Ces grandes tours de calcaire accolées détonnent dans le doux relief du Champsaur, et leur silhouette dolomitique attirera tant les grimpeurs – vite échaudés par un rocher de qualité… perfectible - que les skieurs, dont le regard se portera sur les couloirs blottis entre les aiguilles, notamment le couloir nord-est ou celui de la brèche est. Mon premier permet de gagner la crête sommitale et son formidable belvédère sur le lac ; mon second donne accès au grand karst de l’Oucane, un lapiaz - rare dans les Alpes du Sud – qui pour les nordistes ne manquera pas d’évoquer le désert de Platé dans le Haut-Giffre.
Mais l’aiguille du sens horaire tourne, et il est maintenant l’heure de se pencher vers le berceau du ski de randonnée en France comme abordé en préambule : le Mont Saint-Guillaume, dont la première ascension à skis remonte donc au dix-neuvième siècle. Je décrirai ici l’itinéraire classique et historique, celui qui bénéficie du meilleur enneigement et de l’approche routière la plus commode : le versant nord-est au départ du Château de Caléyère puis par la chapelle des Séyères. Le passé n’est pas que militaire ici mais aussi religieux, et vous pourrez vous recueillir tout au long du chemin de croix de la montée dans ce lieu historique du ski de randonnée en France, d’abord à la chapelle des Séyères à demi-pénitence, puis à la chapelle sommitale et son point de vue mystique sur le lac qui s’étire vers l’ouest.
Si vous considérez ne pas avoir suffisamment flagellé vos mollets en regard des nombreux vices à expier, vous pourrez même aller rôtir dans le couloir sud de l’Arpion, une belle ligne peu connue à l’ambiance rocheuse marquée entre des falaises de calcaire déliquescent.
Place au sécularisme maintenant, vers le sommet du Parpaillon, où remontées mécaniques et tunnel traversant la montagne ramènent à une montagne où l’économie et le matérialisme priment sur la spiritualité. Ici comme pour les Aiguilles de Chabrières, l’approche pourra se faire à la force des mollets depuis le parking, ou à celle du portefeuille depuis le sommet des pistes de Crévoux. Petite préférence me concernant pour l’utilisation (sacrilège !) des téléskis, pas seulement par paresse et velléité d’échapper à la longue piste du Parpaillon, mais aussi par épicurisme et souhait de passer par l’esthétique crête nord du col de Girabeau. Vous profiterez dans les deux cas d’une grande descente versant nord du Petit Parpaillon : ce sera aussi bon en poudreuse que de manger du Nutella à la cuillère dans le pot… mais sans les remords !
Quelques heures de cadran plus tard, nous voilà maintenant sur le Pouzenc, la montagne-phare de l’Embrunais, dont la face nord aimante le regard des skieurs de retour des Ecrins ou du Queyras sur la nationale 94. Cette pyramide rocheuse à la position dominante peut s’atteindre par presque tous ses versants, le plus commodément sans doute par son versant sud puis son court mais raide et exposé couloir nord-est qui force la barre sommitale. L’arête sommitale vous récompensera au-delà de toute attente, et l’endorphine supplantera vite l’acide lactique sur cette ligne alpine et suspendue entre neige et ciel, tendue vers le lac de Serre-Ponçon très loin sous les spatules.
Voilà, l’aiguille a terminé sa révolution, et il est temps que ces verbiages se terminent enfin pour laisser la place à ce que vous avez toujours voulu savoir sans jamais oser le demander : les topos détaillés de ces courses aux allures norvégiennes, mais à moindre bilan carbone et meilleur bilan soleil !